Σάββατο 17 Σεπτεμβρίου 2011

K.Marx à A.Ruge (1843)

Sur le coche d’eau, vers D., mars 1843.

Je voyage présentement en Hollande. Comme je le constate d’après la presse locale et française, l’Allemagne s’est enfoncée dans le bourbier et s’y enfonce toujours plus. Je vous assure que sans même ressentir le moindre orgueil national, on éprouve pourtant un sentiment de honte nationale, même en Hollande. Comparé au plus grand Allemand, le moindre Hollandais est encore un citoyen. Et que dire des jugements des étrangers sur le gouvernement prussien! Il règne une unanimité effrayante, personne n’est plus dupe de ce système et de sa nature simplette. Ainsi, la nouvelle école a tout de même servi à quelque chose. L’habit de parade du libéralisme est tombé, et le despotisme le plus répugnant se dresse dans toute sa nudité à la vue du monde entier.

Et cela aussi est une révélation, bien qu’en sens inverse. C’est une vérité qui nous apprend, en tout cas, à connaître le vide de notre patriotisme, la difformité de notre État, et à nous voiler la face. Vous me regardez en souriant et vous dites : la belle affaire ! Ce n’est point par honte que l’on fait une révolution. Je réponds : la honte est déjà une révolution; elle est vraiment la victoire de la Révolution française sur le patriotisme allemand qui en a triomphé en 1813. La honte est une sorte de colère, la colère rentrée. Et si toute une nation avait tellement honte, elle serait comme le lion qui se ramasse sur lui-même pour bondir. Même la honte, je l’avoue, n’existe pas encore en Allemagne; bien au contraire, ces misérables sont toujours patriotes. Mais quel système pourrait exorciser leur patriotisme, sinon ce système ridicule du nouveau chevalier ? La comédie du despotisme qu’on joue avec nous est aussi dangereuse pour lui que le fut jadis la tragédie du despotisme pour les Stuarts et les Bourbons. Et quand on persisterait, longtemps encore, à ne pas voir qu’il s’agit d’une comédie, la comédie serait déjà une révolution. L’État est chose trop sérieuse pour qu’on en fasse une arlequinade. Sans doute pourrait-on, durant un bon moment, abandonner au gré du vent un bateau rempli de fous; il voguerait cependant vers sa destinée justement parce que les fous n’en croiraient rien. Cette destinée, c’est la révolution qui nous attend.

Cologne, mai 1843

Votre lettre, mon cher ami, est une parfaite élégie, un chant funèbre à vous couper le souffle, mais elle n’a absolument rien de politique. Aucun peuple ne désespère, et même s’il doit, longtemps encore, n’espérer que par sottise, viendra pourtant le jour, après de longues années, où, par soudaine intelligence, il comblera tous ses pieux désirs.

Mais vous m’avez passé votre mal; votre thème n’est pas encore épuisé, je vais y ajouter la finale, et quand tout sera terminé, vous me tendrez la main, pour que nous reprenions du commencement. Laissez les morts enterrer leurs morts, et les pleurer. En revanche, il est enviable d’être les premiers à entrer vivants dans la vie nouvelle. Que ce sort soit le nôtre!

Il est vrai, le vieux monde appartient au philistin. Mais nous ne devons pas le traiter en épouvantail dont on se détourne craintivement. Nous devons, au contraire, le regarder bien en face. Ce maître du monde, il vaut la peine de l’étudier.

Maître du monde, il l’est, certes, mais seulement en ce qu’il emplit le monde de sa société, tels les vers emplissant un cadavre. La société de ces messieurs n’a donc besoin que d’un certain nombre d’esclaves, et les propriétaires des esclaves peuvent ne pas être libres. Si, possédant terres et gens, ils sont appelés maîtres au sens éminent du terme, ce n’en sont pas moins des philistins tout comme leurs gens.

Hommes, ce seraient des êtres pensants; hommes libres, des républicains. Les philistins ne veulent être ni ceci ni cela. Que leur reste-t-il à être et à vouloir ?

Ce qu’ils veulent, vivre et se reproduire (et quoi qu’il fasse, nul, dit Goethe, ne réussit mieux), l’animal le veut aussi; un politicien allemand pourrait tout au plus ajouter que l’homme sait qu’il le veut, et que l’Allemand est assez prudent pour ne rien vouloir de plus.

La dignité personnelle de l’homme, la liberté, il faudrait d’abord la réveiller dans la poitrine de ces hommes. Seul ce sentiment qui, avec les Grecs, disparaît de ce monde, et qui, avec le christianisme, s’évanouit dans l’azur vaporeux du ciel, peut à nouveau faire de la société une communauté des hommes, pour atteindre à leurs fins les plus élevées : un État démocratique.

En revanche, les hommes qui n’ont pas le sentiment de leur humanité adhèrent à leurs maîtres, telle une race d’esclaves, un élevage de chevaux. Les maîtres par héritage sont le but de toute cette société. Ce monde leur appartient. Ils le prennent tel qu’il est, tel qu’il se sent. Eux-mêmes, ils se prennent tels qu’ils se trouvent, et ils s’installent là où leurs pieds ont poussé, sur les nuques de ces animaux politiques qui ne connaissent qu’une seule vocation : leur être « soumis et fidèlement dévoués ».

Le monde des philistins est le monde d’animaux politiques, et si nous sommes obligés d’en reconnaître l’existence, il ne nous reste qu’à donner simplement raison au statu quo. Des siècles barbares l’ont produit et façonné, et il se dresse maintenant devant nous, tel un système cohérent, dont le principe est le monde déshumanisé. Le monde philistin le plus parfait, notre Allemagne, devait naturellement rester loin derrière la Révolution française, qui a rétabli l’homme; et l’Aristote allemand qui voudrait déduire sa Politique de nos conditions sociales mettrait en épigraphe : « L’homme est un animal sociable, mais il n’a rien d’un animal politique. » Quant à l’État, il ne pourrait le définir avec plus de justesse que ne l’a déjà fait M. Zôpfl, l’auteur du Droit constitutionnel en Allemagne. C’est, d’après lui, une « réunion de familles » qui, ajoutons-le, appartient par héritage et en toute propriété à une éminentissime famille appelée dynastie. Plus les familles se montrent fécondes, plus les gens sont heureux, plus l’État est grand, plus la dynastie est puissante, et c’est pourquoi, dans la Prusse naturellement despotique, on accorde une prime de cinquante thalers pour le septième garçon.

Les Allemands sont des réalistes tellement circonspects que toutes leurs aspirations et toutes leurs pensées les plus sublimes ne dépassent pas la simple existence. Et c’est cette réalité, et rien de plus, qu’acceptent ceux qui les dominent. Étant, eux aussi, des réalistes, ces gens sont bien éloignés de toute pensée et de toute grandeur humaine, ils sont officiers ordinaires et hobereaux; mais ils ne se trompent pas, ils ont raison : tels qu’ils sont, ils suffisent parfaitement pour exploiter et dominer ce règne animal, car domination et exploitation ne sont qu’une seule et même idée, ici comme partout. Et quand ils reçoivent l’hommage, et contemplent le pullulement de têtes de ces êtres privés de cerveaux, quelle pensée leur vient, sinon celle qui vint à Napoléon sur la rive de la Bérésina ? On raconte qu’il aurait montré du doigt le grouillement des hommes qui se noyaient, et crié à son compagnon : Voyez ces crapauds! Il semble qu’on ait menti en rapportant ce propos, mais il n’en est pas moins vrai. La seule pensée du despotisme, c’est le mépris des hommes, c’est l’homme vidé de son humanité, et cette pensée a sur beaucoup d’autres l’avantage d’être en même temps un fait. Le despote voit les hommes à jamais privés de dignité. Devant ses yeux, et pour lui, ils se noient dans la vase de la vie vulgaire, d’où ils remontent incessamment à la surface, comme font les grenouilles. Si cette opinion peut s’imposer même à des hommes qui, tel Napoléon avant sa folie dynastique, étaient capables de grands desseins, comment se pourrait-il qu’un roi ordinaire fût idéaliste au sein d’une telle réalité ?

Le principe absolu de la monarchie, c’est l’homme méprisé et méprisable, l’homme déshumanisé; et Montesquieu a grand tort d’affirmer que ce principe c’est l’honneur. Il se tire d’affaire grâce à la distinction entre monarchie, despotisme et tyrannie. Mais ce sont là des noms d’une seule et même idée; il s’agit tout au plus d’une différence de mœurs, le principe étant identique. Quand le principe monarchique est majoritaire, les hommes sont dans la minorité; quand il n’est pas mis en doute, il n’y a point d’hommes. Or, pourquoi un individu tel que le roi de Prusse, à qui rien n’indique qu’il soit mis en question, n’obéirait-il pas à son seul caprice ? Et puisqu’il le fait, qu’en résulte-t-il ? Des desseins contradictoires ? Soit, ce ne sera rien. Des velléités Stériles ? Pourtant, elles sont toujours la seule réalité politique. Le rouge de la honte et les situations gênantes ? La seule honte et la seule gêne, c’est la perte du trône. Aussi longtemps que le caprice reste en place, il a raison. Quelque inconstant, insensé et méprisable qu’il soit, le caprice sera toujours assez bon pour gouverner un peuple qui n’a jamais connu d’autre loi que le bon plaisir de ses rois. Je ne dis nullement qu’un système Stupide et la perte de l’estime à l’intérieur et à l’extérieur resteront sans conséquences; je ne garantis pas, quant à moi, la sécurité de la nef des fous; mais je prétends que le roi de Prusse sera un homme de son temps aussi longtemps que le monde absurde sera le monde réel.

Vous le savez, je m’intéresse beaucoup à cet homme. À l’époque où il n’avait pour organe que le Berliner politkches Wochenblatt, je m’apercevais déjà de sa valeur et de sa vocation. Dès la prestation de serment, à Kônigsberg, il justifia mon sentiment que désormais la question allait devenir purement personnelle. Son cœur et son âme, proclama-t-il, seraient la future Constitution du domaine de Prusse, de son État à lui; et vraiment, en Prusse, le roi est le système. Il est la seule personne politique. Sa personnalité détermine le système dans un sens ou dans l’autre. Ce qu’il fait ou ce qu’on lui fait faire, ce qu’il pense ou ce qu’on lui fait dire, c’est ce qu’en Prusse l’État pense ou fait. Il est donc vraiment méritoire que le roi actuel l’ait admis sans réserve.

Il est un seul point sur lequel on s’est trompé un certain temps : on a donné trop d’importance aux désirs et aux pensées que le roi s’apprêtait à révéler. Cela ne pouvait rien changer à l’affaire : le philistin est le matériau de la monarchie et le monarque n’est jamais que le roi des philistins; tant que les deux parties restent ce qu’elles sont, il ne peut changer ni lui-même ni ses gens en hommes libres, en hommes véritables.

Muni d’une théorie qui n’était certainement pas celle de son père, le roi de Prusse a tenté de modifier le système. Le sort de cette tentative est connu. Elle a complètement échoué. Tout naturellement. Une fois qu’on a atteint le monde animal de la politique, impossible de faire un pas de plus dans la réaction; il n’existe plus qu’un moyen d’avancer, c’est de quitter sa base et de passer dans le monde humain de la démocratie.

Le vieux roi ne voulait rien d’extravagant; c’était un philistin sans prétentions intellectuelles. Il savait que l’État de valets et la possession de cet État ne réclamaient qu’une existence prosaïque et calme. Le jeune roi était plus alerte et plus éveillé, et il se faisait une idée bien plus haute de la toute-puissance du monarque, qui ne connaît d’autre frein que son cœur et sa raison. Le vieil État encroûté, celui des valets et des esclaves, lui inspirait de la répugnance. Il voulait le rendre vivant et le pénétrer de ses désirs, de ses sentiments et de ses idées; et cela, il pouvait l’exiger, lui, dans son État à lui : il s’agissait seulement de réussir. De là ses effusions et ses discours libéraux. C’était le cœur débordant et vivant du roi, non la loi morte, qui devait gouverner tous ses sujets. Il voulait mobiliser tous les cœurs et tous les esprits pour ses désirs profonds et ses projets longuement nourris. Il y eut un mouvement ; mais les autres cœurs ne battaient pas à l’unisson du sien, et les gouvernés ne pouvaient ouvrir la bouche sans parler de l’abolition de l’ancien règne. Les idéalistes, ces gens qui, dans leur impudence, veulent faire de l’homme un être humain, prirent la parole et, pendant que le roi délirait en vieil-allemand, ils se croyaient autorisés à philosopher en allemand moderne. Voilà qui, assurément, était inouï en Prusse. Pendant un instant, il sembla que l’ancien ordre de choses était sens dessus dessous; bien mieux, on vit les choses prendre figure humaine, il y eut même des hommes de renom, bien qu’il soit interdit, dans les Diètes, de prononcer des noms; mais les valets du vieux despotisme eurent tôt fait de mettre fin à ces menées peu allemandes. Il n’était pas difficile de provoquer un conflit ouvert entre les désirs du roi, nostalgique d’un grand passé plein de prêtres, de chevaliers et de serfs, et les desseins des idéalistes, uniquement préoccupés des résultats de la Révolution française, qui souhaitaient donc toujours, en fin de compte, la république et un ordre de l’humanité libre, au lieu de l’ordre des choses mortes. Quand ce conflit fut devenu suffisamment aigu et gênant, et quand le coléreux monarque fut assez irrité, les valets, qui avaient jusque-là dirigé si facilement la marche des affaires, s’approchèrent de lui et déclarèrent que le roi avait tort d’inciter ses sujets à des discours inutiles et qu’ils ne pourraient pas gouverner la race des parleurs. Le maître de tous les Russes de l’arrière s’inquiétait, lui aussi, de voir s’agiter les têtes des Russes de devant, et il exigeait le rétablissement du tranquille état de choses de naguère1. On fit une nouvelle édition de l’ancienne mise au ban de tous désirs et de toutes pensées humaines vouées aux droits et aux devoirs de l’homme ; autrement dit, on en revint à l’État encroûté, à l’ancien État des valets, où l’esclave sert en silence et où le propriétaire du pays et des gens gouverne le plus silencieusement possible, par le seul moyen d’une domesticité bien dressée et obséquieuse. Ni les uns ni l’autre ne peuvent dire ce qu’ils veulent, ni les uns qu’ils veulent devenir des hommes, ni l’autre qu’il n’a que faire d’hommes dans son pays. Le silence est donc le seul expédient. Muta pecora, prona et ventri oboedientia.

Telle est la tentative de supprimer l’État des philistins sur sa propre base, et tel en est l’échec : on a rendu évident à tout le monde que le despotisme ne peut se passer de la brutalité et que l’humanité lui est chose impossible. Seule la brutalité peut maintenir un état de choses fait de brutalité. Et me voilà au terme de notre tâche commune, qui était d’examiner de près le philistin et son État. Vous ne direz pas que je surestime le présent, et si pourtant je n’en désespère pas, c’est uniquement parce que sa situation désespérée me remplit d’espoir. Je ne parle pas du tout de l’impéritie des maîtres ni de l’indolence des valets et des sujets qui laissent toutes choses aller comme il plaît au bon Dieu ; et pourtant, les deux réunies suffiraient déjà pour provoquer une catastrophe. Je me borne à vous signaler le fait que voici : les ennemis des philistins, en un mot tous les hommes qui pensent et tous ceux qui souffrent, sont parvenus à une entente, dont les moyens leur manquaient absolument jusqu’alors, et même le système de reproduction des sujets, le système passif d’autrefois, enrôle chaque jour des recrues pour le service de l’humanité nouvelle. Cependant, le système de l’industrie et du commerce, de la propriété et de l’exploitation des hommes conduit, plus rapidement encore que l’accroissement de la population, à une rupture au sein de la société actuelle; et l’ancien système est incapable de guérir cette rupture, parce qu’il ne guérit ni ne crée rien, mais ne fait qu’exister et jouir. Or, l’existence de l’humanité souffrante qui pense, et de l’humanité pensante, qui est opprimée, deviendra nécessairement immangeable et indigeste pour le monde animal des philistins, monde passif et qui jouit sans penser à rien.

C’est à nous d’amener complètement au grand jour l’ancien monde et de former positivement le monde nouveau. Plus les événements laisseront de temps à l’humanité pensante pour se ressaisir et à l’humanité souffrante pour s’associer, et plus achevé viendra au monde le produit que le présent abrite dans son sein.

Kreuznach, septembre 1843

Je me réjouis de ce que votre décision est prise et qu’après ces regards en arrière sur le passé vos pensées se tournent en avant, vers une entreprise nouvelle. À Paris donc, cette vieille et grande école de la philosophie, absit omen! et cette nouvelle capitale du monde nouveau. Nécessité fait loi. C’est pourquoi je ne doute pas que tous les obstacles, dont je ne méconnais pas le poids, pourront être écartés.

Mais que l’entreprise aboutisse ou non, dans tous les cas je serai à Paris à la fin du mois, parce que l’air d’ici rend nos esprits serfs et qu’en Allemagne je ne vois absolument pas de champ pour une activité libre.

En Allemagne, l’oppression brutale est partout; c’est une vraie anarchie de l’esprit; le règne de la bêtise elle-même est advenu, et Zurich obéit aux ordres de Berlin; aussi est-il de plus en plus évident qu’il faut chercher un nouveau point de ralliement pour les esprits réellement pensants et indépendants. Je suis convaincu que notre projet répondra à un vrai besoin, et il doit être possible de satisfaire réellement les besoins réels. Aussi n’ai-je pas le moindre doute quant à l’entreprise, pour peu que l’on s’y mette sérieusement.

Plus grande encore peut-être que les obstacles extérieurs semblent être les difficultés intérieures. Car s’il n’y a pas le moindre doute quant au point de départ, la confusion est d’autant plus grande quant au but. Non seulement l’anarchie générale a éclaté parmi les réformateurs, mais chacun est bien obligé de s’avouer qu’il n’a pas une vue exacte de ce qui doit arriver. Or, l’avantage de la nouvelle tendance, c’est justement que nous ne voulons pas anticiper le monde dogmatiquement, mais découvrir le monde nouveau, en commençant par la critique du monde ancien. Jusqu’ici les philosophes détenaient la solution de toutes les énigmes dans leur pupitre, et ce monde bêtement exotérique n’avait qu’à ouvrir le bec pour que les alouettes de la science absolue lui tombent toutes rôties dans la bouche. La philosophie s’est sécularisée, et la preuve la plus frappante en est que la conscience philosophique elle-même se trouve entraînée dans le tourment du combat de manière non seulement extérieure, mais aussi intérieure. Si la construction de l’avenir et l’achèvement pour tous les temps n’est pas notre affaire, ce qu’il nous faut accomplir dans le présent n’en est que plus certain, je veux dire la critique impitoyable de tout l’ordre établi, impitoyable en ce sens que la critique ne craint ni ses propres conséquences ni le conflit avec les puissances existantes.

Voilà pourquoi je ne tiens nullement à ce que nous arborions un drapeau dogmatique, bien au contraire. Notre tâche, c’est d’aider les dogmatiques à bien comprendre leurs propres thèses. Ainsi, par exemple, le communisme est une abstraction dogmatique, et ici je n’ai nullement en vue un quelconque communisme imaginaire ou possible, mais le communisme réellement existant, tel que l’enseignent Cabet, Dézamy, Weitling et d’autres. Ce communisme n’est lui-même qu’une manifestation particulière du principe humaniste, infectée de son contraire, l’intérêt privé. Par conséquent, abolition de la propriété privée et communisme ne sont nullement identiques, et le communisme a vu naître en face de lui, non pas par hasard, mais par nécessité, d’autres doctrines socialistes, comme celles de Fourier, de Proudhon, etc., parce qu’il n’est lui-même qu’une réalisation particulière, partielle, du principe socialisée. Et tout le principe socialiste n’est, quant à lui, que l’une des faces du problème, celle qui concerne la réalité de l’être humain vrai. Nous devons nous soucier tout autant de l’autre face, de l’existence théorique de l’homme, donc prendre la religion, la science, etc., pour objet de notre critique. Nous voulons en outre agir sur nos contemporains, c’est-à-dire sur nos contemporains allemands. Comment procéder ? — telle est la question. Il y a deux faits incontestables. La religion, d’une part, la politique, d’autre part, sont des objets qui constituent le principal intérêt de l’Allemagne actuelle. C’est par elles, telles qu’elles sont, qu’il nous faut commencer, sans leur opposer tel système tout fait, dans le genre du Voyage en Icarie.

La raison a toujours existé, mais pas toujours sous la forme raisonnable. Le critique peut donc se rattacher à n’importe quelle forme de la conscience théorique et pratique, et déployer, en partant des propres formes de la réalité existante, la vraie réalité comme leur exigence et leur fin ultime. Or, touchant la vie réelle, c’est précisément l’Etat politique — même quand il n’est pas encore empli, de manière consciente, des exigences socialistes — qui renferme dans toutes ses formes modernes les exigences de la raison. Et il ne s’en tient pas là. Partout il suppose la raison devenue réalité. Mais partout aussi, il tombe dans la contradiction entre sa vocation théorique et ses présuppositions réelles.

C’est pourquoi, en partant de ce conflit de l’État politique avec lui-même, on peut dégager partout la vérité sociale. De même que la religion est le sommaire des luttes théoriques de l’humanité, de même l’État politique est le sommaire de ses luttes pratiques. L’État politique exprime donc dans sa propre forme, sub specie rei publicae, comme République, toutes les luttes, tous les besoins, toutes les vérités de la société. Prendre pour objet de la critique la question politique la plus spéciale — par exemple la différence entre le système des ordres et le système représentatif — n’est donc nullement au-dessous de la hauteur des principes. Cette question n’exprime, en effet, que d’une manière politique la différence entre la souveraineté de l’homme et la souveraineté de la propriété privée. Non seulement le critique peut, mais il doit s’intéresser à ces questions politiques (qui, de l’avis des socialistes extrêmes, ne méritent que mépris). En démontrant la supériorité du système représentatif sur le système corporatif, il intéresse pratiquement un grand parti. En élevant le système représentatif de sa forme politique à la forme générale, et en faisant valoir la vraie signification dont il est le porteur, il oblige en même temps ce parti à se dépasser lui-même, car sa victoire est en même temps sa perte.

Par conséquent, rien ne nous empêche de relier notre critique à la critique de la politique, à la prise de parti en la politique, donc à des luttes réelles, et de nous identifier à ces luttes. Nous ne nous présentons pas alors au monde en doctrinaires armés d’un nouveau principe : voici la vérité, agenouille-toi ! Nous développons pour le monde des principes nouveaux que nous tirons des principes mêmes du monde. Nous ne lui disons pas : « renonce à tes luttes, ce sont des enfantillages ; c’est à nous de te faire entendre la vraie devise du combat ». Tout ce que nous faisons, c’est montrer au monde pourquoi il lutte en réalité, et la conscience est une chose qu’il doit faire sienne, même contre son gré.

La réforme de la conscience consiste uniquement à rendre le monde conscient de lui-même, à le réveiller du sommeil où il rêve de lui-même, à lui expliquer ses propres actions. Tout notre but ne peut consister qu’à faire en sorte que les questions religieuses et politiques soient formulées de manière humaine et consciente, comme c’est d’ailleurs le cas dans la critique de la religion chez Feuerbach.

Notre devise sera donc : réforme de la conscience, non par des dogmes, mais par l’analyse de la conscience mystique, obscure à elle-même, qu’elle se manifeste dans la religion ou dans la politique. On verra alors que, depuis longtemps, le monde possède le rêve d’une chose dont il lui suffirait de prendre conscience pour la posséder réellement. On s’apercevra qu’il ne s’agit pas de tirer un grand trait suspensif entre le passé et l’avenir, mais d’accomplir les idées du passé. On verra enfin que l’humanité ne commence pas une œuvre nouvelle, mais qu’elle réalise son œuvre ancienne avec conscience.

Nous pouvons, par conséquent, formuler la tendance de notre revue en un seul mot : examen introspectif (philosophie critique) de notre temps sur ses luttes et ses aspirations. C’est là une tâche pour le monde et pour nous. Ce ne peut être que l’œuvre de forces réunies. Il s’agit d’une confession, voilà tout. Pour se faire pardonner ses péchés, l’humanité n’a qu’à les reconnaître pour tels.

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